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A l'ombre du grand caïlcédrat
planté au carrefour de larges avenues de latérite du quartier
Sourkouki, à Bobo-Dioulasso, trois artisans, des nyamakala, travaillaient
en commentant l'actualité du quartier et du monde, absorbés
tour à tour dans les finesses de leur savoir-faire. Un tisserand
et deux facteurs d'instruments, réunis
par leur caste, des parentés régionales et l'émulation
du travail en groupe, exerçaient leurs métiers, prenant
la Providence et les Hommes à témoin de leur labeur.
Sérieux et enjoué,
Dao, musicien de djembé, griot à la gouaille ravageuse,
m'avait prévenu : "Si tu connais le Vieux, là,
tu seras content." C'est ainsi que commença une collaboration
qui devait durer neuf années avec mon Maître Djeli Tiemogo
Koïta.

D'un abord austère,
digne et réservé, dû sans doute à son âge,
son talent et sa modeste condition, Tiemogo (comme je l'ai toujours
appelé, avec cette familiarité dont on peut user pour
les griots mandingues) m'avait conquis dès les premières
notes jaillies de sa vièle monocorde, le sôkou,
dès son premier chant épique, qui exaltait les nostalgies
du Sahel de mon enfance.
Tiemogo était
né au début des années 20, vers San, dans le nord-est
du Mali, d'une famille de griots, les Koîta. Son père réalisait
des selles de cheval et des tambours d'aisselle. Sa mère, griote,
chantait. Très jeune, il s'initia seul au sôkou, aussi
bien dans la tradition des Bambara, son ethnie, que dans celle des Peuls
(nomades pasteurs sahéliens), qu'il fréquentait assidûment.
Adulte, en butte aux jalousies que son talent avait fait naître
dans sa caste, il dût s'exiler. Comme dit le proverbe : "Si
tu vois un crapaud en hauteur, c'est qu'il n'a pas la paix à
terre."
De protecteur en mécène,
ses pérégrinations le menèrent à Bobo-Dioulasso
où il résolut de s'installer. Peu de gens savent aujourd'hui
qu'il y fut le premier maître de sôkou et le premier facteur
professionnel (de tambours d'aisselle tama - ci-dessous - et
de luths n'goni - ci-contre), chose jadis rare en Afrique de
l'ouest, où le musicien fabrique son propre instrument.
Lorsque
je fis la connaissance de Djeli Tiemogo Koïta, je parlais
le Jula (Dioula), langue véhiculaire mandingue très
proche du Bambara. Le monde des griots m'était familier
et j'avais réalisé trois koras. Ma première
herminette fut un cadeau de Mahama Konaté, balafoniste
fondateur du groupe Farafina. |
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Le bois qui chante
Dirons-nous assez l'amour
de ce bois musical d'Afrique, le vène (pterocarpus
erinaceus) surnommé palissandre du Sénégal,
que nous partageons entre facteurs d'instruments
? J'entends encore Tiemogo : "Ah ! Les bois de la forêt
de Banso !", avec une action de grâces dans son regard
plein de tendresse terrienne.
Les lames des balafons,
les manches des bons luths n'goni et les bois des koras sont façonnés
dans la partie "utile" du vène, une couronne cylindrique
qui exclut le coeur et l'aubier.
Ce bois, dont le parfum
mêle le cuir et le miel, prend toutes sortes de nuances, du jaune
paille au sang séché, en passant par les ocres et les
vieux roses, selon les sols où il croît et la pluviométrie.

Le sôkou de
Djeli Tiemogo Koïta
Sur la natte de rônier,
à la lueur de la lampe à pétrole, lors d'une prestation
de Tiemogo et Adama (son compère qui l'accompagnait au
luth n'goni) ponctuant les tirades du chanteur panégyriste de
vibrants "Namu" d'assentiment emphatique, mes amis me confirmèrent
que ce sôkou qui m'envoûtait était un modèle
original, une authentique création de ce musicien aux accents
glorieux et pathétiques.
Le sôkou de Tiemogo
Koïta est une vièle monocorde dont la caisse de résonance
naviforme cintrée (et non hémisphérique, souvent
tirée d'une calebasse, comme dans beaucoup de vièles ouest-africaines)
est sculptée dans du vène ou du prosopis africana,
bois très dur, siliceux, excellent pour les tambours d'aisselle.
La table d'harmonie est constituée d'une peau de chèvre
parcheminée (traitée à la fiente de volaille pour
en affiner la sensibilité) tendue par un très long lacet
qui va et vient entre le bourrelet de cuir cousu au bord de la peau,
suivant les contours de la table, et un anneau de cuir attaché
au dos de la caisse de résonance. L'ensemble est éperonné
par un manche cylindrique qui s'affine pour le traverser de part en
part. Une mèche de crin de cheval, tendue entre un cordier et
un manchon de cordelette, fera vibrer un chevalet de calebasse posé
au bord supérieur de la table d'harmonie.
De 1985 à 1992,
Tiemogo a réalisé quelques sôkous monoxyles qui
témoignent de la maîtrise de son art. Sa dernière
oeuvre comporte même un chevillier d'un style très personnel.
Une des raisons de cette création originale me fut révélée
après plusieurs années d'intimité professionnelle
et d'amitié : le sôkou n'a pas le prestige et la noblesse
du luth n'goni dans la tradition Bambara.
Virtuose
apprécié, Tiemogo n'avait pas connu le succès
que son talent pouvait lui faire espérer. En imitant la
caisse de résonance du n'goni, il voulait anoblir le sôkou.
Facteur expérimenté, il était en outre un
chercheur infatigable ; chaque instrument explorait une nouvelle
piste en vue d'en accroître la sensibilité et d'en
enrichir le timbre, tendait à l'archétype dans la
sensualité de ses galbes.
Enfin, l'éthique
de mon maître fut pour moi la quintessence de son enseignement
: chaque sôkou, fût-il vendu à un touriste
distrait, était livré avec deux chevalets de rechange
et la résine pour colophaner l'archet.
Au-delà du savoir-faire,
l'art de vivre...
Accompagner Tiemogo
tout au long de la réalisation d'un instrument me laissait
toujours un sentiment de plénitude, d'accomplissement d'une
vocation. |
Tiemogo laçant
et jouant du sôkou
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Naissance d'un sôkou
La chevalière fait
sonner la lourde bille de vène. "Tu entends ? Celui-là
est vraiment bon !"
L'oeil jauge les fentes
et les noeuds de bois de brousse. "Je vais en tirer deux n'goni
et un sôkou ; tu auras bien de quoi construire deux koras."
Bientôt, la masse s'abat sur les coins d'acier pour fendre le
tronc. La scie et l'herminette achèveront l'équarrissage
des pièces à sculpter. Dans
un morceau de carton plié en quatre (pour la symétrie),
Tiemogo a découpé le gabarit de la table d'harmonie d'un
sôkou, qu'il applique maintenant sur la brique de bois avant d'en
dessiner les contours à l'aide d'un charbon. La plus grosse herminette
(faite sur mesure par le forgeron) ébauche la projection verticale
du gabarit dans la pièce que la main gauche présente sous
tous les angles, sur le vieux billot. Des outils plus fins, dont une
herminette-gouge utilisée pour évider la caisse de résonance,
façonneront les galbes savants du sôkou.
L'examen
des variations d'épaisseur de la caisse entre les bords
minces (pour alléger l'instrument) et le fond plus épais
(pour accroître la résistance à la tension
de la peau) montre bien que la facture
instrumentale est une constante recherche d'équilibre
entre sensibilité et solidité.
A droite, la naissance
d'un sôkou |
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Après avoir détrempé
le parchemin de jeune chèvre et cousu le bourrelet et l'anneau
de cuir aux dimensions adéquates, Tiemogo s'absorbe dans une
opération virtuose et minutée (la peau sèche vite
!) : coudre la table d'harmonie au bourrelet et lacer chaque lien, point
après point, avec l'anneau attaché au dos de la caisse,
tout en équilibrant constamment les tensions. Pendant le séchage,
le laçage est torsadé par groupe de six brins au moyen
d'éclats de bambou. Après une ultime et vigoureuse tension
du lacet, l'ouïe est découpée dans la table d'harmonie
déjà sèche à la lame de rasoir. La
caisse de résonance est alors éperonnée par le
manche (les orifices de pénétration, à 15 mm du
bord, ont été percés au fer rouge et au couteau
avant l'installation de la peau).
On peigne et égalise
la mèche de crins qui va devenir la corde de la vièle
(sôkou signifie "queue de cheval" en Bambara), une fois
tendue entre le cordier (une cordelière attachée à
la base de l'instrument) et le collier/manchon d'accord (plusieurs tours
de cordelette que l'on peut faire coulisser et immobiliser par la tension
de la corde de crins, en haut du manche).
Le chevalet, en forme
de "V" très ouvert, est taillé au couteau dans
une calebasse usagée. Enfin, le bois de l'archet provient d'une
branche de tamarinier écorcée, que l'on fait sécher
arquée avant d'y tendre une mèche de crins. Une résine,
vendue comme encens sur les marchés, fera office de colophane.
Il ne reste plus qu'à
"rôder" l'instrument qui "prendra sa voix"
au bout de quelques jours, voire de quelques semaines de jeu assidu.
Difficile alors pour le facteur de résister à l'appel
de son "enfant".

L'initiation, la
quête, l'échange
Djeli Tiemogo Koïta
m'a fait découvrir l'âme des facteurs
d'instruments, tandis qu'il m'initiait à la connaissance
de ses bois, au travail des peaux, au maniement de l'herminette (fascinant
outil qui fonctionne grâce à la force, au rythme et à
l'intuition).
Son enseignement ? Des
idées-force à expérimenter, la poésie à
vivre... Tel son diagnostic sur le timbre d'une de mes koras,qu'il appréciait
: "Tu vois, la peau a été d'accord avec la calebasse."
Créateur autant
qu'homme de tradition, Tiemogo admettait l'innovation raisonnée.
J'ai pu lui démontrer l'importance du sens des fibres du bois
pour la conductibilité acoustique des manches de n'goni. Et je
revois encore ses yeux briller d'émotion et de gratitude lorsque
je lui ai offert son premier manche de n'goni à chevilles (inspiré
du luth afghan tumbur, pour le chevillage au milieu du manche
et les ergots d'os).
Il avait emporté
son nouveau luth en voyage au Mali, très fier de montrer ce qu'il
avait réalisé avec son ami le Blanc. Au retour, il n'avait
eu de cesse de maîtriser cette technologie, inédite pour
lui. Puis ce fut au tour du kolondjo bwa (harpe arquée
à chevalet-cordier, nord-est du Mali et nord-ouest du Burkina-Faso)
et enfin du sôkou de s'équiper de chevilles.
Depuis, Djeli Tiemogo nous
a quittés.
Ce grand homme de culture
manque à tous ceux qui l'ont connu, mais peut-être encore
plus à ceux qui n'ont pas eu le bonheur d'une telle rencontre...
C'est en griot qu'il convient d'évoquer sa mémoire : il
a rejoint les fleurons des traditions musicales du Mandingue qu'il célébrait
en chantant.
Gweltas
Simon
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